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Épisode 30 : Célia : handicap et destinées sociales.

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Je suis très heureuse d’accueillir Célia Bouchet, docteure en sociologie depuis janvier 2022.

Avec elle nous discuterons de sa thèse intitulée : « Handicap et destinées sociales : une enquête par méthodes mixtes ».

Mon invitée a réalisé son doctorat sous la direction des professeurs Anne Revillard et Philippe Coulangeon à Sciences Po Paris.

 

Résumé

Dans sa thèse, Célia s’intéresse aux personnes qui ont grandi avec un handicap ; c’est-à-dire, qui vivent avec des déficiences ou des troubles depuis la naissance, la scolarité ou la période des études, et qui ont rencontré des défis particuliers en lien avec cela. Il y a différents critères possibles pour délimiter une population handicapée. Célia utilise une définition large, puisqu’elle englobe toutes les personnes avec des déficiences ou des troubles qui rencontrent des difficultés dans certaines activités du quotidien – des « difficultés handicapantes ». Certaines ont une reconnaissance administrative de handicap, d’autres non. Certaines utilisent le terme « handicap » pour parler d’elles-mêmes, d’autres non. Certaines ont une particularité visible, d’autres ont des spécificités invisibles. Les tâches qui leur posent problèmes sont de différents types : marcher, voir, entendre, se concentrer, communiquer à l’écrit ou à l’oral, avoir l’énergie de réaliser des activités alors que des troubles psychiques ou d’autres maladies chroniques les fatiguent… Leurs limitations sont aussi de différents degrés : certaines ont une vision partielle, d’autres ne peuvent pas voir du tout, d’autres encore ont des déficiences ou des troubles multiples.

Dans sa recherche, mon invitée essaye de cerner ce qui va être similaire ou différent entre ces personnes, au fil de leurs parcours, et quelles sont finalement leurs positions dans la société à l’âge adulte, aux unes et aux autres.

Deux sources d’information sont utilisées dans ce travail de thèse. La première est une enquête nationale réalisée par l’INSEE, auprès des ménages de France métropolitaine : l’Enquête Emploi en Continu. Cette enquête est connue parce qu’elle sert à calculer les taux de chômage annoncés tous les trimestres. Mais elle comporte aussi des questions sur l’emploi ou l’ancien emploi, sur le diplôme, sur la vie en couple, sur le fait d’avoir des enfants… Et elle inclut également des informations générales sur l’âge, le sexe, les professions des parents, et cætera. J’utilise en particulier la vague 2011 de cette enquête, car cette année-là, les questions habituelles ont été complétées par un module ad-hoc appelé « Insertion professionnelle des personnes handicapées ».

La seconde source d’information se compose des récits que recueillis lors d’entretiens. Entre décembre 2019 et juin 2020, Célia a rencontré 37 personnes ayant grandi avec un handicap, dont 20 personnes ayant grandi avec une déficience visuelle (partielle ou totale) et 17 personnes ayant grandi avec des troubles dys (comme une dyslexie, une dyspraxie, une dysphasie, et cætera). Ces deux groupes diffèrent sur plusieurs aspects : leur type de limitation, mais aussi la visibilité de leur condition et l’ancienneté de leur rattachement au champ du handicap. En effet, en France, la cécité était déjà traitée comme un handicap au Moyen Âge, alors que les troubles dys ne sont rentrés dans le champ qu’avec la loi de 2005. Célia a décidé de cibler uniquement ces deux groupes lors des entretiens, afin de pouvoir rencontrer assez de personnes dans chacun d’eux pour se faire une idée de sa variété. Mon invité préfère ainsi dresser une image nuancée de deux groupes seulement et admettre que d’autres recherches seront nécessaires pour les autres, plutôt que de faire un entretien symbolique avec une personne en fauteuil, un entretien avec une personne trisomique, un entretien avec une personne déficiente visuelle… avec le risque de caricaturer tous les groupes.

Résultats : Célia identifie trois mécanismes liés au handicap qui marquent les parcours de tout ou partie des personnes interrogées : les assignations, les auto-identifications, et les contraintes liées aux limitations durables.

Par « assignations », Célia désigne les manières dont les personnes sont perçues et traitées par les autres. Parmi les personnes rencontrées en entretien, celles vivant avec une déficience visuelle sont plus souvent perçues par les autres comme des personnes handicapées que celles vivant avec des troubles dys – ayant une déficience plus visible et correspondant davantage à l’image classique du handicap. Elles font donc plus souvent l’objet de traitements particuliers, qui peuvent leur être défavorables ou au contraire venir compenser certaines de leurs difficultés.

Les « auto-identifications » renvoient aux représentations et aux pratiques des personnes vis-à-vis des catégories de handicap. Les personnes déficientes visuelles interrogées se qualifient plus souvent de « personnes handicapées » que les personnes dys, qui estiment plutôt « avoir un handicap », ou « avoir des difficultés handicapantes ». Par ailleurs, les personnes déficientes visuelles de l’échantillon ont souvent eu recours à des dispositifs spécialisés, qu’ils soient institutionnels ou associatifs, là où les personnes dys tentent surtout d’invisibiliser leurs difficultés et de les compenser par elles-mêmes.

Enfin, parmi les personnes déficientes visuelles comme parmi les personnes dys, les expériences de limitations durables s’accompagnent souvent de certaines contraintes : notamment, avoir à consacrer du temps ou de l’énergie à des suivis de rééducation ; ou encore, avoir accès à des ressources technologiques ou des soutiens humains pour compenser certaines restrictions.

Dans le chapitre 4, Célia analyse les perceptions par les personnes de leur propre position sociale. A partir d’un paradoxe apparent : alors que les personnes interrogées font régulièrement mention de dévalorisations, une majorité estime tout de même avoir une « bonne situation ». Pour comprendre ce décalage, mon invitée étudie tour à tour ce qu’elles appellent « dévalorisations » et ce qu’elles appellent « bonne situation » ou « réussite ».

Les dévalorisations se produisent à l’échelle des relations sociales quotidiennes. Les personnes déficientes visuelles comme les personnes dys sont nombreuses à évoquer des épisodes lors desquels leurs compétences ou leur autonomie ont été mis en cause, ou durant lesquels elles ont connu des violences verbales ou physiques. Ces épisodes sont loin d’être exagérés par les personnes : au contraire, ils peuvent parfois être banalisés.

Quand les personnes parlent de « situation » ou de « réussite », elles se réfèrent plutôt à des éléments formels comme le diplôme, l’emploi, le statut conjugal et parental… Ces aspects sont identiques à ceux que citent les personnes valides, dans les études déjà réalisées. En revanche, leurs attentes semblent parfois plus modestes que la moyenne : pour les personnes dys, si des difficultés durant leur parcours scolaire les ont fait renoncer à certains objectifs, et parmi les personnes déficientes visuelles, parce qu’elles évaluent leur réussite en se comparant aux autres personnes déficientes visuelles davantage qu’aux personnes valides.

« Mobilités sociales réduites ou places réservées ? »

La partie « Mobilités sociales réduites ou places réservées ? » rassemble les chapitre 5, 6 et 7 de la Thèse. Ici Célia s’appuie à la fois sur des statistiques et sur des extraits d’entretiens. Chaque chapitre correspond à un contexte : le chapitre 5 aborde la scolarité et les études, le chapitre 6 traite de l’emploi, le chapitre 7 porte sur la vie conjugale et parentale.

Tous les groupes de personnes ayant grandi avec un handicap connaissent certaines différences par rapport aux personnes valides, dans un ou plusieurs de ces contextes. Célia qualifie certaines de ces différences de « verticales », et d’autres, de « horizontales ». Les différences verticales sont les inégalités : un groupe est désavantagé par rapport à un autre. Les différences horizontales sont des différences qui ne sont pas hiérarchisées. Par exemple, le fait que les personnes handicapées en emploi perçoivent un salaire en moyenne inférieur à celui des personnes valides est une différence verticale, une inégalité. Le fait que certaines personnes qui sont perçues par autrui comme handicapée ou qui se considèrent elles-mêmes comme telles s’orientent vers des emplois liés à la thématique du handicap, par exemple en travaillant au sein d’une mission handicap ou en enseignant l’informatique adapté, est une différence horizontale.

Tous les groupes sont concernés par des inégalités. Elles sont très marquées dès la scolarité en cas de limitations cognitives puis s’accentuent pour des groupes nombreux en emploi et dans la vie familiale : moindre accès à l’emploi en général et à des emplois qualifiés en particulier, obstacles pour former un couple ou pour avoir des enfants… En revanche, seules les personnes perçues par autrui comme handicapées et/ou s’identifiant comme telles connaissent aussi des différences horizontales : par exemple, des orientations scolaires stéréotypées, des formes d’emploi ou d’absence d’emploi singulières, ou des unions avec des partenaires atypiques.

Les autres circonstances de vie se combinent avec les dynamiques de handicap sous une multiplicité de formes. Les ressources socio-économiques des personnes d’origine favorisée peuvent faciliter le contournement de certains obstacles, mais pas de tous. De façon plus répandue, la qualité du réseau relationnel joue aussi un rôle très important. Par ailleurs, en tant que label, le handicap ne vient pas simplement s’additionner aux autres catégories rattachées aux individus, comme « femme » ou « immigré ». Souvent, une étiquette passe au premier plan. Par exemple, les enfants non-francophones avec des troubles dys pourraient être moins diagnostiqués que leurs pairs francophones, lorsque leurs difficultés scolaires sont comprises comme un problème seulement linguistique. Les conséquences en sont mitigées : ces enfants non-francophones ont moins accès aux rééducations et aux aménagements, mais ils peuvent aussi être moins stigmatisés que les enfants francophones qui ont des difficultés similaires.

Sommaire

  • 00 min 00 : Présentation / introduction
  • 10 min 40 : Stratification sociale
  • 11min 36 : Partition horizontale
  • 12 min 33 : Définitions du handicap      
  • 20 min 56 : Problématique et population étudiée – troubles dys et déficience visuelle
  • 33 min 15 : Handicap visible ou invisible : une différence de traitement ?
  • 34 min 48 : Être en institution spécialisée et niveau d’étude
  • 38 min 31 : Comment les personnes avec un handicap se perçoivent elle ? auto identification et assignation
  • 42 min 01 : Diagnostic tardif et soulagement
  • 44 min 04 : Positions sociales des personnes interrogées & statistiques :  désavantages face à l’emploi / vie conjugale et parentale
  • 49 min 55 : Des regrets / appréhensions pour l’avenir / aménagement par les employeurs
  • 53 min 48 : Déterminisme de la destinée ou plutôt restriction du champ des possibles
  • 56 min 30 : Est ce que les handicaps s’accumulent ?
  • 59 min 28 : Traitement de la société : réduire ses aspirations
  • 1h 03 min 29 : Pistes encore à creuser : logement, institutions médico-sociales, migrations, survenue du handicap
  • 1 h 06 min 42 : A quoi ça sert ta thèse ? Faire un état des lieux / mécanismes qui créent des inégalités / Emploi en milieu protégé ou pas : conjugalisation de l’allocation adulte handicapé
  • 1 h 15 min 24 : Comment se sont passées tes recherches et découragement
  • 1h 22 min 50 La suite ?

 

Bibliographie

Célia Bouchet

Sur le handicap

  • Pierre-Yves Baudot & Emmanuelle Fillion (des). Le handicap comme cause politique (2021) Presses universitaires de France (La vie des idées), Paris
  • Anne Revillard, Des droits vulnérables. Handicap, action publique et changement social (2020), Les presses de Sciences Po, Paris.
  • Tom Shakespeare, Disability rights and wrongs revisited (2013), Routledge.
  • Isabelle Ville, Gary L. Albrecht, Emmanuelle Fillion, et Jean-François Ravaud. Introduction à la sociologie du handicap (2020). De Boeck supérieur.

Sur la stratification sociale, les inégalités sociales et les discriminations

  • François Dubet, Éric Macé, Olivier Cousin, and Sandrine Rui. Pourquoi moi? L’expérience des discriminations (2013). Éditions du Seuil, Paris.
  • Nicolas Duvoux, Les inégalités sociales (2021) Presses Universitaires de France (Que sais-je), Paris.
  • David Grusky (eds). Social stratification, class, race, and gender in sociological perspective. (2019) Routledge.
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